- ENTREPRISE - Réforme
- ENTREPRISE - RéformeL’entreprise fait l’objet d’une mise en question qui prend parfois l’allure d’un réquisitoire. Des critiques sont formulées sur les plans économique, humain, politique; des propositions de réformes sont faites avec plus ou moins de précision; la pression en faveur d’une évolution se manifeste en divers points de l’horizon politique et social. L’ensemble de ces démarches constitue un véritable mouvement. Dans la plupart des pays industriels d’Europe, il est fondé sur une analyse intellectuelle de qualité et soutenu par une volonté politique réelle.Au centre du débat se trouve le thème de l’homme au travail et de ses relations avec l’organisation économique et sociale; il s’agit fondamentalement du problème du pouvoir dans l’entreprise et de la possibilité d’y exercer des responsabilités. De manière complémentaire, l’insertion de l’entreprise dans la société fait également l’objet de ce débat: là aussi, c’est un problème de pouvoir.Les recherches en sciences sociales montrent que les formes actuelles d’organisation du travail empêchent l’homme de se développer, de mettre en œuvre son dynamisme et toutes ses possibilités. L’organisation bureaucratique aboutit à ce résultat négatif en ne reconnaissant pas suffisamment les aspirations de ses membres sur les plans personnel, social et politique. Par les aliénations qu’il éprouve, l’homme au travail adopte alors une attitude de retrait, d’indifférence ou d’hostilité à l’égard de l’entreprise. Les aliénations peuvent même conduire à des frustrations profondes et à des comportements d’infantilisme. On se trouve ainsi devant un «blocage» de la situation. Les structures empêchent l’homme de se développer.Une évolution de l’entreprise s’impose. Celle-ci devrait comporter à la fois une réforme des méthodes et une réforme des structures. Ces deux approches sont complémentaires. La mutation des modes d’organisation et des méthodes de gestion est nécessaire. Une méthode de direction reposant sur l’information objective (prévisions, budgets, programmes, contrôles) est indispensable à l’évolution de l’entreprise. Qu’il s’agisse d’associer les hommes, de contrôler les dirigeants, d’insérer l’entreprise dans le cadre de l’intérêt général, on ne pourra réussir que si l’information, les instruments de mesures et les outils sont suffisamment élaborés pour traiter ces problèmes de manière objective.Une réforme des structures implique plus de démocratie à l’intérieur de l’entreprise et plus de dialogue à l’extérieur. Dans l’entreprise, une certaine participation au contrôle du pouvoir paraît être la condition nécessaire pour diminuer la méfiance et le «retrait» du monde ouvrier. Au-delà de l’entreprise, une conversation économique et sociale est nécessaire pour transformer les «pouvoirs compensateurs» en pouvoirs complémentaires.Cette étude se restreint au cadre de l’Europe occidentale; le problème se pose différemment aux États-Unis ainsi que dans les systèmes qui ne relèvent pas de l’économie de marché. Elle se limite également aux projets de réforme. La réforme a deux caractéristiques: elle accepte le régime ou le système économique dans lequel elle s’insère; elle vise à le faire évoluer, à le transformer profondément de l’intérieur. Elle se distingue par là des actions qui visent à détruire le système économique existant et à le remplacer par un autre; elle se distingue également des simples aménagements juridiques qui suivent le mouvement de la réalité sans exercer sur elle la moindre influence évolutive.1. Le mouvement de réforme: point de vue politiqueLes critiquesIl existe un décalage entre la réalité actuelle de l’entreprise et ses structures juridiques conçues, pour la plupart, au siècle passé. Les propositions de réforme partent de cette idée. «Les faits ont été plus vite que les idées et les institutions sont en retard sur les pratiques. La vérité de l’entreprise ne se trouve plus dans ses statuts» (F. Bloch-Lainé). Cette constatation amène les «réformateurs» à adresser trois critiques fondamentales à l’entreprise moderne: l’initiative économique dépend de plus en plus de dirigeants professionnels qui ne sont plus contrôlés d’une manière effective; les hommes dans l’entreprise ne participent pas suffisamment à la vie de celle-ci; l’entreprise n’est pas assez orientée vers l’intérêt général.L’initiative économique non contrôléeLa grande entreprise n’est plus dirigée par ses propriétaires, mais par des professionnels. Ceux-ci disposent du pouvoir réel et le dynamisme de l’entreprise est entièrement dans leurs mains. L’initiative – ou la non-initiative – économique dépend d’eux. La vigueur et l’orientation de l’économie reposent sur la qualité de leurs décisions.«Les directeurs qui gouvernent l’entreprise ne sont pas censés reconnaître une autre souveraineté que celle des actionnaires. Mais ils se cooptent l’un l’autre, assez librement, rendant des comptes sommaires à des assemblées vides, et se soumettent le moins possible aux suffrages des porteurs de titres en pratiquant l’autofinancement. Ainsi survivent beaucoup d’affaires mal gérées dont les dirigeants, bien nantis, sont invulnérables [...]. Dans ce cas, il faut compter sur le hasard d’interventions tierces pour discuter les actes de la direction et du conseil avant que ne soient commises des fautes irréparables. Fautes positives: investissements hasardeux, erreurs de prévision quant à l’évolution des marchés et des techniques [...]; ou négatives: refus d’élargir le cercle du capital, d’accepter des fusions ou des associations utiles [...]. L’insécurité est grande qui résulte de cette absence de censure» (F. Bloch-Lainé).L’absence de participationUne des grandes critiques porte sur le manque d’association du personnel à la vie de l’entreprise. Les réformateurs stigmatisent l’absence de participation et l’aliénation qui en résulte. «Nous croyons que le véritable progrès vers plus de dignité des travailleurs dans la cellule économique doit s’accompagner aussi de plus d’influence dans la détermination du sort commun» (R. Henrion et E. de Barsy). «On voit bien déjà que le néo-capitalisme est prêt à partager plus équitablement les richesses, mais non le pouvoir, qui demeure trop souvent la source du sentiment de création: il se forme ainsi un néo-prolétariat dont les besoins matériels sont satisfaits, mais qui ne participe en rien au fonctionnement des centres de décision économique. Considéré comme adulte par les institutions politiques, il est traité en enfant au sein des institutions économiques [...]. Ainsi se pose, dans toute son ampleur, le problème de la réforme de l’entreprise» (C. Bruclain).L’intérêt général et l’intérêt privéLes critiques portent également sur les responsabilités de l’entreprise à l’égard de l’intérêt général. L’entreprise en tient-elle suffisamment compte et utilise-t-elle son pouvoir pour ses seuls intérêts ou pour le bien de l’ensemble? La plupart des législations sur l’entreprise (sauf la législation allemande) consacrent le fait que l’intérêt des actionnaires doit seul prévaloir; les autres intérêts doivent être pris en considération seulement s’ils favorisent ceux des actionnaires.Tout en reconnaissant que beaucoup de dirigeants commencent à tenir compte des «autres intérêts», les réformateurs trouvent cette évolution insuffisante. Ils proposent que l’optique du bien commun soit plus largement répandue et, dans certains cas, institutionnalisée. «Cette entreprise, admet-on aussi, aurait une fin [...] distincte de l’intérêt exclusif des capitalistes. Le sort de tous les hommes qui y sont à l’œuvre conditionnerait dorénavant sa finalité, en même temps que deviendrait plus évidente la soumission de son action aux impératifs de l’intérêt général» (R. Henrion et E. de Barsy).Le mouvementIl existe actuellement en Europe une vision intellectuelle et une volonté politique tendant à faire évoluer l’entreprise dans certains de ses aspects les plus importants.Un certain nombre de propositions concrètes forment des ensembles cohérents, bien construits et relativement complets. On peut citer notamment celles de F. Bloch-Lainé et les travaux du Centre de recherche sur l’évolution de l’entreprise, pour la France; les propositions de la Confédération des syndicats allemands (D.G.B.); les propositions de la Confédération des syndicats chrétiens de Belgique, ainsi que celles de R. Clemens, R. Henrion, E. de Barsy, R. Vandeputte; le rapport de la commission Valkhoff aux Pays-Bas; les travaux du parti travailliste en Grande-Bretagne.Il existe également des prises de position assez fondamentales. Celles-ci émanent de mouvements religieux ou politiques. Les Églises chrétiennes, particulièrement l’Église catholique, ont exprimé leur souci catégorique de voir évoluer l’entreprise vers la participation et la concertation. Dans cette perspective, une partie influente de la démocratie chrétienne entame une action politique en vue de réformer l’entreprise. Le socialisme se divise en deux tendances: une tendance de «participation conflictuelle ou associative», du type proposé par la démocratie chrétienne, et une tendance de contrôle ouvrier et de nationalisation.Enfin, certaines dispositions législatives ont commencé à faire évoluer l’entreprise dans le sens souhaité par les réformateurs. Sans parler de la cogestion allemande, qui est bien connue, on peut citer notamment les dispositions françaises organisant une participation à l’autofinancement, ainsi que certaines procédures de consultation; on peut mentionner également l’organisation de la «concertation» et du contrôle dans les industries électriques, sidérurgiques et charbonnières belges.Les propositionsDans cette optique générale, plusieurs courants peuvent être distingués: l’un vise à organiser un certain partage de la souveraineté et à créer un équilibre des pouvoirs dans l’entreprise; un autre tend à «institutionnaliser» l’entreprise; un autre encore propose des transformations sur des points concrets tout en ne modifiant pas, à ce stade, la structure fondamentale de l’entreprise.Partage de souveraineté et équilibre des pouvoirsIl s’agit, dans un avenir plus ou moins rapproché, de créer un équilibre des pouvoirs entre les différents partenaires de l’entreprise: les actionnaires, le personnel et la collectivité. La direction constituerait le gouvernement de l’entreprise, mais serait soumise au contrôle tripartite de ses partenaires. Le principe de base de ces réformes est le suivant: l’unité de commandement est parfaitement compatible avec la pluralité de contrôles. Dans cette optique, le fondement du pouvoir ne résiderait plus dans la seule propriété, mais dans tous les «constituants» de l’entreprise: capital, travail et collectivité. C’est le point de vue de la commission Valkhoff, du Parti travailliste anglais et de la législation allemande, des syndicats chrétiens de Belgique, de Bloch-Lainé.Le mécanisme central de cette réforme réside dans une commission de contrôle ou de surveillance, composée paritairement par les constituants de l’entreprise. Cette commission exerce tout d’abord un rôle de contrôle des comptes.C’est elle qui veillerait à ce que l’information soit objective et la «vérité économique de l’entreprise respectée». Pour certains réformateurs, cette commission aurait également une compétence d’autorisation pour les décisions qui intéressent la vie même de l’entreprise: fermeture, fusion, augmentation de capital, nomination du directeur général. En outre, cette réforme prévoit le développement des modes de participation au fonctionnement de l’entreprise à tous les niveaux. L’information, la consultation, la codécision constituent les degrés de cette participation; ceux-ci varient selon les problèmes et selon les niveaux. Certaines des propositions prévoient la constitution d’une magistrature économique et sociale; celle-ci aurait pour mission d’arbitrer les incompréhensions et les conflits qui naîtront forcément entre les diverses forces qui contrôlent ou influencent l’entreprise.Institutionnalisation de l’entrepriseCette approche (cf. R. Henrion, E. de Barsy, H. Neuman, J. Abeille) vise à dépasser la conception juridique de la «société commerciale» et à considérer l’entreprise dans sa réalité sociologique. Celle-ci doit être envisagée comme une organisation douée d’une fin propre, d’une certaine permanence et d’une certaine stabilité dans ses rapports humains et publics. L’entreprise peut alors être conçue comme une institution. Ceci ne veut pas dire que l’homme ou les constituants de l’entreprise perdent leur importance. Tout continue à se faire par eux. Cela signifie qu’au-delà des individus et des groupes et bien que par leur intermédiaire, existe un système d’organisation de l’activité qui assure l’unité, l’intégration et la constance de l’action: c’est l’entreprise. Ainsi, l’acte d’entreprendre tend à assumer une réalité collective.Il importe de «forger progressivement le droit interne de l’entreprise» et d’élaborer un code de comportement définissant notamment le statut des membres actifs et aussi celui des membres plus passifs.Un tel code de comportement interne comprendrait entre autres: l’institutionnalisation du dialogue, comportant une définition précise des matières qui en feront l’objet obligatoirement, une information rigoureuse, un mécanisme de publicité des avis donnés par les représentants des travailleurs et qui n’auraient pas pu être suivis d’effet; la fixation d’un ordre de distribution des revenus dans l’entreprise; le renouvellement de certaines structures, comme l’assemblée générale et le conseil d’administration; la réforme de certaines structures financières, dont le statut du capital risqué et celui des minorités. Ces propositions prévoient également l’élaboration d’un code de comportement externe définissant les rapports de l’entreprise avec l’extérieur, avec l’«État guide général», avec les autres entreprises. Le point important est de reconnaître le caractère d’utilité publique de la fonction d’entreprise et d’imposer à celle-ci un comportement qui s’y conforme.Aménagements concretsUn troisième courant propose des réformes sur des points concrets. Celles-ci pourraient être introduites en modifiant le moins possible, à ce stade, la structure fondamentale de l’entreprise.Il s’agit notamment de prévoir une information économique et financière exacte et homogène, d’élargir la composition et les attributions du comité d’entreprise, d’organiser la répartition des bénéfices, d’élaborer un statut de la direction, ainsi qu’un statut des cadres.2. L’homme et l’organisation: point de vue scientifiqueAspirations du travailleurLes sciences humaines permettent de mieux comprendre les attentes et les comportements de l’homme au travail. La conception libérale de l’homo economicus , être rationnel, motivé par le seul critère du profit, fait place à une vision plus globale, qui inclut, non seulement ses aspirations matérielles, mais également ses aspirations sociales et politiques.La classification des psychologues et des sociologues est bien connue:– sur le plan matériel, l’homme au travail aspire à un revenu suffisant et croissant, à la sécurité de l’emploi ainsi qu’à des conditions physiques de travail qui ne compromettent pas ses possibilités de développement personnel;– sur le plan social, l’homme souhaite l’estime, la reconnaissance de son travail et de ses efforts, l’amitié, ainsi qu’un climat humain positif;– sur le plan du pouvoir, l’homme souhaite comprendre ce qu’il fait, participer à l’orientation de ses activités, à leur organisation ainsi qu’au contrôle des résultats de son travail; pour les sociologues «il n’y a pas de travail sans volonté de création, ni sans volonté de contrôle» (A. Touraine). C’est la personne dans toute sa complexité qui entre dans l’entreprise: ce n’est pas seulement une force de travail ou «une paire de bras»; c’est aussi «un cœur» ou une affectivité; c’est aussi «une tête», une liberté et une visée politique.De plus, les psychologues ont montré qu’une fois satisfaites ces aspirations, un processsus de développement personnel, de réalisation de soi, se déclenche chez l’individu et l’anime d’une manière dynamique. Celui-ci entre alors dans la maturité et adopte un comportement d’adulte (cf. notamment C. Argyris et A. H. Maslow).Les caractéristiques de la maturité sont les suivantes:– l’homme adulte est capable d’agir sur la réalité extérieure et de maîtriser son environnement; il concentre ses énergies sur la tâche et l’œuvre à faire plutôt que sur lui-même;– il se confronte sans cesse au réel (reality testing ) et préfère une vision objective des choses à une image idéale ou déformée par ses rêves, ses craintes ou ses ambitions; il soumet son action à l’épreuve des faits;– il unifie sa personnalité par son œuvre; il n’y a plus d’écart entre le réel et la vision qu’il en a; il n’y a plus d’écartèlement (split personality ) entre ses aspirations et son travail.L’homme adulte est capable de construire, de créer; et cette capacité est essentiellement dynamique. Les sciences humaines apprennent en effet qu’il existe une dynamique du succès psychologique (cf. C. Argyris). L’individu qui remplit la mission dont il est responsable entre dans un processus de développement continu: il fixe plus haut l’objectif suivant et ainsi de suite jusqu’à la pleine utilisation de ses possibilités.Enfin, les conditions du comportement de maturité et du dynamisme psychologique ont été mises en évidence. Elles se ramènent à la notion de responsabilité . L’homme qui ne peut être responsable risque de ne jamais devenir un adulte. L’exercice de la responsabilité suppose une certaine autonomie, une liberté dans le choix des moyens, une compétence suffisante et une possibilité de la développer, un certain contrôle sur les résultats de son travail.Organisation et aliénationEn général, l’organisation actuelle des entreprises empêche l’homme de se développer et d’atteindre la maturité. Les structures sont telles qu’on ne peut y satisfaire ni ses aspirations sociales ni ses aspirations personnelles; on ne peut pas accéder au stade de la réalisation de soi. L’organisation provoque, par là, des phénomènes d’aliénation.L’organisation scientifique du travailL’organisation scientifique du travail et les structures bureaucratiques (au sens sociologique du terme) qui en résultent se fondent sur l’hypothèse de la rationalité parfaite. Pour tout problème il existe une solution optimale et, par conséquent, un seul jeu de moyens valables. Dans cette perspective, tout peut être prévu, réglé et contrôlé avec minutie. Les hommes deviennent de simples exécutants qui agissent dans un cadre impersonnel, rigide et entièrement réglementé. Il n’y a place pour aucune initiative, aucune discussion, aucune participation. Dans ce système, «les ouvriers ne sont pas payés pour penser». L’organisation bureaucratique vise à «remplacer le gouvernement des hommes par l’administration des choses». Le monde des sentiments et, a fortiori, les aspirations à la participation intelligente et au contrôle sont absolument exclus d’un tel système (cf. G. Friedmann). Malgré ses défauts, la bureaucratie a connu un très grand succès dans les entreprises modernes. Elle s’est imposée dans toutes les sociétés industrielles et elle domine encore assez largement aujourd’hui. La raison de ce succès réside dans son efficacité: par la rationalité qu’elle introduit dans les activités économiques, la bureaucratie a favorisé une croissance rapide de celles-ci. Elle fut à l’origine de l’expansion industrielle moderne. «L’organisation scientifique apparaît [...] aujourd’hui comme un fait de civilisation qu’il ne s’agit pas d’incriminer ni d’exalter, mais de reconnaître dans sa nécessité historique et sociale, dans ses liens avec d’autres faits de civilisation inséparables des sociétés industrielles évoluées» (G. Friedmann). Il faut cependant être conscient du coût humain de ce système et affronter le problème de la contradiction entre cette forme d’organisation et le développement des hommes au travail.L’aliénationL’aliénation est la conséquence humaine la plus importante de la bureaucratie. Elle «est la conscience d’un obstacle opposé à l’exigence de contrôle du travailleur sur les moyens et les résultats de la production à laquelle il contribue» (A. Touraine). «L’aliénation est un syndrome général résultant de certaines conditions objectives et de certains états subjectifs qui naissent des relations entre les travailleurs et leur environnement socio-technique. L’aliénation existe lorsque les travailleurs sont dans l’impossibilité de contrôler leurs méthodes de travail, de développer en eux un sens du but et de la fonction qui les relie à l’ensemble de l’organisation, d’appartenir à des communautés de travail intégrées, et lorsqu’ils ne parviennent pas à s’engager dans leur travail comme dans un moyen d’expression personnelle» (R. Blauner, 1964).Les recherches récentes ont montré que les systèmes d’organisation scientifique développent des tendances aliénantes très prononcées. Celles-ci peuvent varier en intensité et en contenu selon les secteurs et les techniques utilisées, mais elles sont un fait majeur de la réalité industrielle. Trois groupes d’aliénation ont été mis en évidence:– Les aliénations professionnelles : elles résultent de la disparition du «métier» au sens traditionnel du terme. L’homme au travail se sent coupé de l’œuvre à faire; il n’y a plus de vision d’ensemble du processus de fabrication; il s’éprouve comme une partie infinitésimale d’une chaîne d’activités dont il ne peut pas faire la synthèse.– Les aliénations sociales : elles proviennent de la division du travail. Le travailleur est isolé; il n’éprouve aucun sentiment d’appartenance à sa situation de travail; il ne lui est pas possible de s’identifier à l’entreprise ni à ses buts.– Les aliénations politiques : elles ont pour cause la privation de pouvoir sur les normes du travail et sur le contrôle de son produit. Le travailleur est sans pouvoir lorsqu’il est un objet contrôlé et manipulé par d’autres personnes ou par un système impersonnel; il est sans pouvoir lorsqu’il ne peut pas s’affirmer comme responsable et lorsqu’il n’est pas capable de changer ou de modifier cette situation.Ces aliénations se retrouvent au niveau des cadres. Les enquêtes récentes mettent en évidence les trois mêmes types d’aliénation. L’aliénation de pouvoir est la plus importante: le cadre se plaint de ne pas participer suffisamment au système de décision; il souffre aussi d’être de plus en plus contrôlé dans l’exercice de son autorité, soit par un pouvoir supérieur, soit par un pouvoir parallèle; il a le sentiment d’avoir trop de responsabilités par rapport au pouvoir qu’on lui accorde. Les aliénations professionnelles existent également: le cadre regrette une spécialisation excessive, un morcellement des tâches, une perception insuffisante du processus d’ensemble et de la signification de son travail. L’aliénation sociale apparaît aussi: le cadre accuse le caractère impersonnel de l’organisation (M. Chaumont, 1965).On peut donc dire que les formes actuelles d’organisation empêchent l’homme de se développer, de mettre en œuvre son dynamisme personnel et toutes ses possibilités. L’organisation bureaucratique aboutit à ce résultat négatif en ne rencontrant pas les aspirations fondamentales de ses membres. Par les aliénations qu’il éprouve, l’homme adopte alors une attitude de retrait, d’indifférence ou d’hostilité à l’égard de l’entreprise ou de ses buts.«En réalité, chez beaucoup de salariés, l’indifférence, l’apathie, la non-participation, loin d’être innées, sont des produits du système industriel [...]. Les recherches ont montré que la prétendue adaptation de certains types de travailleurs est acquise au prix d’une altération de la personnalité» (G. Friedmann). «Les individus mûrs, dans notre culture, tendent à éprouver le besoin d’une relative indépendance, de responsabilité, d’engagement dans leurs activités; à rechercher le défi du travail créateur, à s’élever vers une position supérieure; par ailleurs, à manifester de l’activité et à utiliser beaucoup de leurs capacités [...]. Afin de se libérer de tensions internes pouvant aller jusqu’à des névroses, de maintenir quotidiennement leur équilibre psychologique dans un système industriel qui exige d’eux de se comporter non comme des adultes, mais comme des enfants, ils ont finalement capitulé et sont devenus apathiques, non engagés, indifférents» (C. Argyris).Faut-il en prendre son parti et conclure que la participation est impossible? Faut-il considérer que la divergence entre les buts de l’organisation et les aspirations de ses membres est inévitable? Et, dans ce cas, ne faut-il pas orienter l’évolution vers la réduction de la durée du travail et l’amélioration des loisirs? Cela aboutirait à renoncer au développement de l’homme-créateur pour se concentrer sur l’épanouissement de l’homme-consommateur.3. L’évolution de l’entreprise: essai de synthèseLa fonction spécifique de l’entrepriseToute réforme doit partir d’une conception de l’entreprise et de sa fonction spécifique (cf. P. de Woot). Faute de définir clairement ce que fait l’entreprise, le problème de sa réforme ou de son évolution risque d’être mal orienté. En effet, l’initiative économique, la participation des hommes et la concertation en vue du bien commun ne peuvent s’apprécier que par référence à une vision de l’entreprise qui serait partagée par ceux qui la constituent ou qui traitent avec elle.Aujourd’hui, la lutte économique se joue sur le terrain du progrès; ses armes sont la recherche, l’innovation, l’avance technique. La concurrence change de forme. Elle ne se limite plus au prix ou à la promotion commerciale, mais se situe de plus en plus dans le domaine technologique. Le progrès économique se réalise par un processus de «destruction créatrice» animé par un développement scientifique sans précédent. Dans ce cadre, l’entreprise poursuit une stratégie d’innovation, d’initiative et de mouvement (cf. E. J. Penrose, A. Chandler, P. de Woot, I. Ansoff, A. Jacquemin). Plus concrètement, l’acte d’entreprendre consiste à déceler, révéler ou créer les besoins de la société et des personnes; à rassembler, créer, renouveler sans cesse les ressources qui permettent de satisfaire ces besoins et d’accomplir ainsi l’objectif économique que l’on s’est fixé; à orienter les ressources en fonction de ces besoins et à les réorienter constamment d’une manière dynamique selon l’évolution et les changements de l’environnement; à combiner ces ressources de la manière la plus productive et à les recombiner sans cesse pour s’adapter à ce mouvement continu. Si l’on observe sur une période de cinq ou dix années les entreprises qui ont réussi, il n’en est pas une qui ne se soit adaptée, transformée, renouvelée; toutes ont innové, soit dans leurs produits, soit dans leurs marchés, soit dans leurs méthodes.L’initiative et la capacité créatrice constituent le pivot de l’acte d’entreprendre. Le rôle de l’entreprise est d’assumer la difficulté de la création économique, du changement et de l’innovation, en prenant toute la suite de décisions nécessaires pour les provoquer.L’entreprise ne se contente pas seulement de produire et de distribuer des biens et des services: elle les renouvelle constamment et elle les améliore. Dans cette perspective, on peut dire que la fonction spécifique de l’entreprise est d’assurer la créativité économique . Cette fonction permet d’examiner les critiques du mouvement de réforme à la lumière d’un critère objectif. En effet, le contrôle de l’initiative économique trouve le point précis où il doit s’exercer; la participation trouve un contenu réel; quant au problème de l’intérêt général, il trouvera plus facilement une solution si l’entreprise, en précisant sa fonction, tente de l’insérer dans un cadre plus large.Réforme des méthodesLa poursuite de la créativité implique une mutation profonde dans les méthodes de gestion et les modes d’organisation. À mesure que le progrès s’accélère et que la concurrence devient plus technologique, la nécessité d’assouplir les structures apparaît ainsi que celle de moderniser les outils de précision, d’orientation et de contrôle de l’entreprise.Nécessaire à la fonction de créativité, cette réforme des méthodes n’est pas moins indispensable à l’évolution de l’entreprise vers une participation accrue et une concertation plus poussée. Cette réforme repose sur plusieurs approches nouvelles, qui peuvent être résumées de la manière suivante:– Un système d’organisation qui ne se limite pas aux structures et aux organigrammes, mais qui repose sur une définition claire du but commun et des objectifs poursuivis. Dans cette optique, l’organisation cesse d’être un système rigide et fermé sur ses règlements et ses procédures internes, pour s’ouvrir sur l’environnement dynamique et faire une place beaucoup plus importante à l’initiative, à la responsabilité et à l’imagination de ses membres.– Une méthode de direction qui repose sur l’information objective (prévisions, budgets, programmes, contrôles) ainsi que sur la délégation des pouvoirs et le développement des responsabilités qui en résulte. Une direction «de droit divin» fondée sur d’autres critères que la compétence et la capacité, reposant sur la seule intuition plutôt que sur la mesure objective, sur l’«autocratie» plutôt que sur la délégation, empêche tout développement de l’homme et toute adhésion active à la fonction de créativité.– Le management scientifique et les outils modernes de gestion . Il s’agit essentiellement de préparer l’action et de la contrôler systématiquement. La préparation des décisions s’effectue par des budgets, des programmes, des plans à moyen et à long terme. Un système de contrôles instantanés permet d’apprécier les écarts entre les objectifs et les réalisations et de prendre à temps, les mesures correctives nécessaires. Il s’agit là d’une méthode beaucoup plus systématique et rigoureuse que la pratique traditionnelle. Par leur objectivité même, les techniques modernes de gestion permettent la délégation et l’exercice des responsabilités. Il est illusoire de parler de participation des cadres sans management scientifique. Il est fallacieux de parler de participation des exécutants – et même simplement d’information – sans les outils de gestion et les données objectives qui en résultent. Ces outils peuvent aller du simple contrôle budgétaire aux techniques les plus élaborées de simulation, en passant par les analyses de marché, les «ratios» financiers, les techniques de communication, les recherches opérationnelles, etc.– Des structures flexibles . Plusieurs tendances se dessinent dans ce domaine. Une des plus typiques est la décentralisation : l’entreprise se divise selon la nature de ses activités et non plus selon ses fonctions; chaque activité peut être décentralisée, c’est-à-dire rendue relativement autonome; la flexibilité de l’ensemble en est considérablement accrue et les responsabilités sont largement diffusées. Une autre tendance consiste à créer des structures «par projet» : à différents niveaux des structures verticales, basées sur les fonctions ou les qualifications, on introduit des structures horizontales fondées sur les projets à réaliser; ces structures comportent l’autonomie et la flexibilité; elles sont essentiellement mobiles et temporaires. La structure «par groupes» constitue encore une autre tendance: chaque cadre participe à deux groupes, un groupe dont il est membre et un groupe dont il est le «leader»; chaque fois que la chose est possible, les décisions se préparent – ou même se prennent – en groupe. Comme cette pratique se répercute dans toute l’échelle hiérarchique, l’information et l’association aux décisions se font d’une manière très large.– Les méthodes nouvelles et leur généralisation dans l’entreprise supposent un effort de formation considérable et permanent. Le perfectionnement de l’homme au travail fait désormais partie des tâches que l’entreprise doit assumer d’une manière systématique.– Un système adéquat de rémunération et de promotion devient possible, grâce aux outils modernes, et il permet d’associer plus valablement les hommes à la vie de l’entreprise et aux résultats de leur travail. Le système de rémunération peut être un moyen d’adhésion important s’il est conçu comme un mode de participation aux fruits de l’effort commun. La promotion doit récompenser les contributions les plus efficaces à la créativité de l’entreprise.Tous ces éléments se renforcent mutuellement et constituent une véritable mutation des méthodes. Qu’il s’agisse d’associer les hommes, de contrôler les dirigeants, d’insérer l’entreprise dans le cadre de l’intérêt général, on ne pourra le faire d’une manière réelle que si l’information, les moyens de mesure et les outils de gestion sont suffisamment élaborés pour traiter ces problèmes de manière objective.Réforme des structuresLa participationÉtant admis que la participation fonctionnelle est indispensable à la créativité de l’entreprise, on peut se demander si elle s’étendra au monde des exécutants. La méfiance existant entre les classes sociales est telle et le «retrait» dû aux aliénations si profond, que l’on s’interroge sur la possibilité de créer une véritable cohésion sociale dans l’entreprise sans faire un pas de plus. «Nous pensons que des progrès considérables pourraient être accomplis du côté de la participation (fonctionnelle). Mais nous pensons également que la marge de changement possible dans ce domaine est plus étroite qu’on ne le juge généralement [...]. La volonté réelle de participation dépend finalement dans une large mesure du degré de confiance et d’ouverture à autrui qui caractérise les relations interpersonnelles dans le milieu ou la société en cause [...]. Le retrait (le refus de participation) sera considéré comme un comportement satisfaisant aussi longtemps que la participation proposée n’apportera pas un droit de contrôle personnel suffisant à l’individu» (A. Touraine).Les propositions de réforme de structure les plus élaborées se concentrent sur le thème du pouvoir dans l’entreprise. Elles ne proposent pas une participation directe au pouvoir: la plupart ne retiennent pas la cogestion comme un objectif souhaitable. Elles distinguent clairement l’exercice du pouvoir et son contrôle . Elles reconnaissent que l’exercice du pouvoir implique l’autorité, la hiérarchie et toutes les relations de dépendance qui en résultent. Elles en acceptent la nécessité mais elles en demandent le contrôle, souhaitant notamment qu’une commission de surveillance soit créée dans l’entreprise; elle serait composée paritairement de représentants du personnel et des actionnaires qui choisiraient ensemble un président. Le contrôle consisterait dans la possibilité de connaître la vérité économique de l’entreprise ainsi que de participer à l’autorisation de certaines décisions d’intérêt majeur pour le personnel. Il y a là une volonté de changer la constitution de l’entreprise dans le but de diminuer l’aliénation politique du personnel et d’augmenter les chances d’une participation réelle.Une participation véritable devrait comporter deux aspects complémentaires: d’une part, la participation fonctionnelle à la créativité; d’autre part, la participation institutionnelle au contrôle du pouvoir. Une réforme qui négligerait l’un de ces aspects risquerait d’être inefficace ou nuisible à l’entreprise: sans participation institutionnelle, la participation fonctionnelle, le contrôle du pouvoir tournerait à la lutte politique et diminuerait le dynamisme de l’entreprise. Une réforme qui réaliserait la participation à la fois à la vie de l’entreprise et au contrôle de son pouvoir augmenterait sa créativité.Le réalisme commande de rappeler qu’une telle évolution, par ses liens avec le phénomène du pouvoir, revêt un caractère politique. Les formes et les rythmes qu’elle adoptera dépendront finalement de la stratégie et de l’influence des groupes en présence.La concertation économique et socialeL’entreprise s’insère dans un environnement social et politique, et le problème de sa réforme débouche sur l’organisation de la société. Celle-ci s’oriente vers plus de concertation.Le sens profond de la concertation est de hausser le dialogue du niveau des moyens à celui des fins. Le développement économique et social devient un objectif central. La société est perçue de plus en plus comme une société industrielle, avec ses exigences, sa logique propre et ses possibilités. Elle cesse d’être considérée en termes d’affrontement et de lutte des classes pour devenir un système d’action auquel chaque groupe participe délibérément (A. Touraine). Un élément essentiel de la concertation est le dialogue à ce niveau. Si l’on veut dépasser le stade de l’affrontement des pouvoirs, il est nécessaire d’organiser ce dialogue. Si l’on veut rendre compatibles la stratégie des entreprises, celle des syndicats et celle des pouvoirs publics, il faut assurer une confrontation permanente des points de vue.De plus, le rythme et les orientations du développement ne sont par déterminés d’avance. Ils dépendront des stratégies en présence et, finalement, d’une politique générale de développement qui opérera les arbitrages nécessaires. Une telle politique favorisera la transformation des «pouvoirs compensateurs» en pouvoirs complémentaires.Dans une société industrielle, le rôle central de l’État devient celui d’intégrer le développement économique et le développement social. La concertation consiste à joindre ces deux éléments en un système d’action unique, à joindre le développement créateur et le contrôle démocratique. Un État fort et actif est donc nécessaire; dans une perspective de concertation, celui-ci «ne sera pas totalitaire mais démocratique et créateur».
Encyclopédie Universelle. 2012.